Mon blog-notes pour vous parler du métier de traducteur, mais aussi et de manière plus générale de la langue française, de son étymologie, de sa littérature, de sa traduction, de ses expressions et d'un tas d'autres surprises.
N'hésitez pas à donner votre avis en cochant les cases sous chaque billet.

lundi 17 janvier 2011

Questions-réponses : les idées reçues sur les traducteurs

La plupart des conversations avec des gens qui l’on rencontre sont ponctuées par cette question cruciale : « Quel est ton métier ? ». Elle ouvre généralement une série d’autres questions qui servent à affiner l’opinion que l’interlocuteur doit se faire de votre profession.
On demande rarement à un plombier ou à un agent des forces de l’ordre en quoi consiste son métier. À tort, selon moi, car les activités dans ses professions sont pourtant assez diverses. En revanche, pour certains métiers, moins répandus ou plus récents (les fameux nouveaux métiers), la curiosité l’emporte. La profession de traducteur, bien qu’ayant énormément évolué ces dernières décennies sur le plan de la technologie et des services offerts, est pourtant très ancienne. Cependant, je n’échappe pas à certaines questions qui, au fur et à mesure des rencontres, ne varient guère et qui laissent transparaître tous les clichés auxquels mes congénères et moi-même sommes exposés. En voici un florilège.
Tu es traducteur, alors…


Tu es parfaitement bilingue !

Non ! Ou plus exactement, certains traducteurs peuvent l’être, mais ce n’est pas toujours le cas et certainement pas une obligation.

Être bilingue, dans le sens strict du terme, ne signifie pas simplement parler couramment plusieurs langues. Le bilinguisme se traduit plus par le fait de penser, parler, compter ou même rêver indifféremment dans une langue ou dans une autre, que ce soit avec des fautes de grammaire ou non. Une personne bilingue a pour ainsi dire deux langues maternelles (dans les faits, souvent une langue maternelle et une langue, disons, « paternelle »).
Or, l’important pour un traducteur est premièrement de bien comprendre la langue de départ, mais surtout de maîtriser parfaitement la langue cible. Pour un traducteur scrupuleux et respectueux des règles éthiques de sa profession, la langue cible est sa langue maternelle et celle-ci uniquement (nous y reviendrons plus tard). On doit s’attendre à ce qu’un bon traducteur soit un expert linguistique dans sa propre langue, mais pas obligatoirement dans toutes ses langues de travail.

bilingue

Ainsi, je parle couramment anglais et le comprends très bien à l’écrit et un peu moins bien à l’oral. Ce niveau d’anglais est très largement en-dessous de celui de mon français. Idem pour le néerlandais, alors que je m’approche du bilinguisme du fait d’avoir suivi toute ma scolarité ainsi que mes études de traduction dans l’enseignement néerlandophone et de pratiquer cette langue depuis l’âge de 3 ans, je ne me suis jamais affranchi de fautes de grammaire, principalement sur le genre des substantifs, erreurs propres à un non-natif. Si je pense en néerlandais lorsque je suis amené à m’exprimer en néerlandais, j’ai, par exemple, toujours effectué des opérations de calcul mental en français, même à l’école primaire, car je calcule plus aisément en français. Dès lors, malgré mon très bon niveau de connaissance de la langue, je ne peux vraiment affirmer que le néerlandais est ma seconde langue maternelle (techniquement parlant, car il m’arrive tout de même de le faire, pour simplifier une conversation).
Peu importe, puisque l’essentiel est que je comprenne très bien tout propos en néerlandais (c’est le cas) et que j’écrive sans fautes et avec un style approprié en français, même si, pour être tout à fait honnête, je ne suis jamais à l’abri des inévitables fautes d’inattention ou de frappe et même de quelques fautes d’orthographe, comme tout locuteur francophone d’origine qui, en revanche, ne commettra pas les erreurs propres à un locuteur étranger dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle. Incroyable, non ?

Inversement, une personne bilingue ne fait pas forcément un bon traducteur. Certaines personnes élevées dans un milieu bilingue ou pluriculturel, voire, des personnes qui ont été en immersion complète pendant un certain nombre d’années dans un pays étranger et qui ont travaillé très durement pour apprendre, puis maîtriser la langue locale, peuvent se réclamer du bilinguisme. Ce n’est pas pour autant qu’elles sont expertes en linguistique dans l’une ou l’autre langue. C’est cependant parmi ces personnes qui ont pour ainsi dire deux langues maternelles que l’on peut trouver les rares traducteurs réellement bilingues qui peuvent se permettre de traduire vers deux langues cibles tout en respectant la garantie de qualité de service.

Le seul fait de parler couramment deux langues ou plus ne fait donc pas de vous un traducteur. Comme tout métier, celui-ci aussi possède ses techniques, ses conventions, ses méthodes, ses exigences. Tout cela s’apprend et est sans rapport avec le fait de parler plusieurs langues. Je sais ce qu’est une soudure à l’arc, cela ne fait pas de moi un soudeur. Parler une langue étrangère ne fait pas de vous un linguiste.

Tu travailles à l’ONU ou au Parlement européen dans des cabines ou bien tu travailles pour la radio et la télévision ? Tu fais du doublage ?

Désolé, mais vous vous trompez de métier. Vous pensez aux interprètes, qui, cela dit en passant, exercent leur profession dans bien d’autres milieux et domaines que les institutions internationales et les médias (notamment en entreprise et dans le tourisme).

La différence principale est que l’interprétariat s’effectue oralement, tandis que la traduction se fait par écrit. Certes, nos métiers ont un même but : transposer un message donné le plus fidèlement possible d’une langue à une autre. Les moyens sont quant à eux radicalement différents. Un interprète écoute et parle en même temps, ce qui exige de lui des efforts de synchronicité, de concentration et de réactivité considérables qu’il ne peut produire qu’après des années d’apprentissage et d’entraînement. Il n’a certainement pas le temps de consulter un dictionnaire en cas de doute, mais une erreur de syntaxe ou une phrase un peu bancale lui seront pardonnées du moment que cela ne compromet pas la compréhension globale du message. Il se doit même de faire preuve d’une certaine concision en rapportant les propos plutôt que de traduire mot-à-mot (comme l’illustre fort bien le cartoon ci-dessous). Tandis que le traducteur, plan-plan derrière son ordinateur, doit éviter à tout prix les omissions et doit produire un texte dont le style, l’orthographe et la grammaire sont irréprochables. Son texte doit être lisible sans que l’on « ressente » la traduction, tout en restant le plus fidèle possible à ce qui est écrit dans la langue de départ. Comme le dit le dicton, les paroles s’envolent, les écrits restent.
L’esprit de concision de l’interprète

Ces métiers sont à tel point différents dans leur exercice respectif qu’ils font d’ailleurs l’objet de deux formations différentes, bien que le plus souvent dispensées au sein des mêmes établissements. Les études d’interprétariat partagent les trois premières années avec les études de traduction, ce qui s’appelle maintenant le Bachelor en traduction. Les formations se séparent ensuite en Masters distincts de deux à trois ans. C’est pour cette raison que s’il existe des interprètes qui deviennent parfois traducteurs, que ce soit pour compléter leurs revenus ou pour se reconvertir après quelques années d’un métier stressant et qui connaissent ou apprennent sur le tas les techniques propres à la traduction écrite, il est très exceptionnel qu’un traducteur devienne interprète, si ce n’est après avoir suivi le Master en interprétariat en sus.
 
Enfin, le doublage de productions audiovisuelles est bien entendu assuré par des comédiens professionnels qui lisent un texte généralement traduit par un traducteur éminemment spécialisé, car la technique de traduction de dialogues pour le doublage est très particulière. Il faut en effet tenir compte du mouvement des lèvres, tout comme le sous-titrage doit tenir compte de la vitesse de lecture moyenne. Ce que j’appellerais l’overdubbing (qui ne tient pas compte du mouvement des lèvres et qui est en principe une voix off parlant « au-dessus » de la voix originale) que l’on peut entendre dans des reportages est souvent l’œuvre des journalistes eux-mêmes, parfois aidés par un traducteur ou un interprète lorsqu’il s’agit d’une langue plus exotiques que personne ne connaît au sein de la rédaction. En revanche, la voix que vous entendez lors d’interventions en direct (journaux télévisés ou radio, émissions de variété et autres) est bien celle d’un interprète qui fait alors de l’interprétation simultanée. Pour entendre la voix d’un traducteur, il vous faudra en rencontrer un ou lui téléphoner.
 
 

Qu’est-ce que ça veut dire « Schmilblick », en anglais ?

Ou n’importe quel autre mot biscornu, peu usité ou carrément inventé que vous aurez (parfois mal) lu ou entendu quelque part. Je n’en sais fichtre rien ! Je vois alors souvent une certaine déception se peindre sur le visage de mon interlocuteur, à qui je dois ensuite expliquer avec toute la diplomatie requise que je ne suis pas un dictionnaire sur pattes !
 
Lorsque le mot n’est pas tout droit sorti d’un recueil au vocabulaire surréaliste ou d’une liste de néologismes, la phrase que vous entendrez le plus souvent en retour est : « Cela dépend du contexte. » Elle est si typique de notre profession qu’elle a même donné lieu à une boutade.
 
Most used sentences by translators
Illustration : Mox’s Blog

« – Combien faut-il de traducteurs pour changer une ampoule ?
– Cela dépend du contexte ! »

En effet, on n’y pense pas directement, mais nous savons fort bien qu’un mot, dans une langue donnée, peut avoir d’une part plusieurs significations et d’autre part plusieurs synonymes, lesquels ne s’utilisent parfois que dans un certain contexte ou style. Pensez maintenant que chacune de ces signification et chacun de ces synonymes peut (ou non) avoir un équivalent parfait (ou non) dans une autre langue. Ça en fait des réponses possibles ! Un exemple ?
 
Chaque personne connaissant le néerlandais, moi y compris, répondra instinctivement que le mot school se traduit par école, qui lui est d’autant plus proche que ces deux mots partagent la même racine étymologique. C’est exact, mais incomplet.
Selon le style adopté, on peut traduire school par bahut, un mot qui n’a pas d’équivalent en néerlandais, mais dont l’utilisation peut se justifier si le reste du discours (le contexte donc) est en langage argotique ou informel. Il convient également, si le contexte n’est pas tout à fait clair, de différencier un établissement scolaire d’un mouvement (artistique). L’école communale et l’école des surréalistes ne désignent pas la même chose et il peut être utile de le préciser dans une traduction. Enfin, een school (vissen) a la signification toute particulière d’un banc (de poissons). Pourtant, personne, sauf à plaisanter, ne répondra immédiatement « banc » lorsqu’on lui demandera la traduction du mot school. On pensera alors au banc d’école qui se dit schoolbank, enfin… ça dépend du contexte ! ;-)

Bref, s’il vous arrive un jour de demander à un traducteur la traduction d’un mot isolé, prenez les devants et donnez-lui le contexte, ou ne vous étonnez pas qu’il vous donne dix mots pour le prix d’un !
D’accord, d’accord, tu n’es pas un dictionnaire sur pattes, mais dis donc…
 

Tu as besoin d’un dictionnaire ? Tu ne sais pas comment ça se traduit ?

Évidemment ! C’est un outil de travail essentiel. Voici une anecdote qui remonte à l’époque où je travaillais en entreprise. Une personne m’appelle pour me demander comment traduire un mot issu du vocabulaire juridique vers le néerlandais. Alors que je répondais que je ne pouvais pas donner une réponse directe et définitive, que cela dépendait fortement du contexte du mot dans la phrase et de la phrase dans le texte et que je lui conseillais de m’envoyer un extrait par e-mail pour que je puisse effectuer une recherche dans un dictionnaire spécialisé, la personne s’offusque de ce que j’aie besoin d’un dictionnaire : « Mais je croyais que vous étiez traducteur ! Vous ne parlez pas néerlandais ou quoi ? Moi aussi, je sais ouvrir un dictionnaire ! » L’ignorance totale (mais pardonnable au demeurant) doublée de cette irritante condescendance (que je ne puis pardonner, elle) m’ont fait lui répondre qu’elle aurait effectivement moins perdu de temps à chercher elle-même qu’à me déranger en plein travail.
Une réponse expéditive, certes, mais je ne pensais pas alors que cette personne fut disposée à m’entendre lui exposer pour quelles raisons obscures je ne maîtrise pas la totalité du vocabulaire de mes trois langues de travail, ce qui impliquerait que j’apprenne par cœur huit dictionnaires bilingues et trois dictionnaires explicatifs, sans compter les multiples variantes nationales et régionales du français, de l’anglais et du néerlandais ainsi que plusieurs jargons de métiers, ce que je me refuse à faire.

Donc oui, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, les traducteurs utilisent eux aussi des dictionnaires, même pour des mots apparemment « simples » ! Heureusement d’ailleurs. Je me vois très mal traduire le cahier des charges de l’entretien d’une cabine électrique à haute tension (pour ne citer qu’un exemple de mes trépidantes œuvres) sans un minimum de documentation de support.
 

Et tu traduis quoi en néerlandais/anglais ?

Rien, ou le moins possible. Un traducteur scrupuleux de la qualité de ses services ne traduit que vers sa langue maternelle, celle qu’il est censé maîtriser le mieux, afin de rendre une traduction impeccable. Comme je le disais plus haut, les traducteurs réellement bilingues, qui ont pour ainsi dire deux langues maternelles, peuvent se permettre de traduire vers deux langues. C’est un atout majeur, mais ce n’est pas mon cas.
 
Je l’avoue, Il m’est arrivé de traduire des « bricoles » en anglais ou en néerlandais pour, par exemple, un particulier qui me demande d’écrire un e-mail ou une lettre pour une correspondance privée, ou même pour des professionnels ayant besoin d’une traduction rapide pour des choses tout à fait informelles ou à usage personnel. Dans ce cas, il faut que le texte soit court et simple et je précise bien à mon client qu’il n’y a aucune garantie quant à la qualité du texte traduit. Cela arrive, mais très peu. J’ai, par exemple, récemment refusé de traduire le C.V. détaillé d’un cadre moyen vers l’anglais, et ce, malgré son insistance. Ce genre de document est à mon sens trop important pour que l’on se permette d’y laisser se glisser quelque faute de langue que ce soit. Il en va tout simplement de l’issue de son entretien d’embauche.



Ça tombe bien que tu sois traducteur ! Tu veux bien me faire ma rédac’ d’anglais pour le lycée ?

Nooooon ! Cher neveu, tu devrais déjà le savoir : il n’y a pas écrit Acadomia sur mon front, ni sur ma carte de visite. ;-)
 

Ça tombe bien que tu sois traducteur ! Tu veux bien me traduire ce texte pour me rendre service ? Oh ! à peine 4 pages, c’est vite fait ! Demain, ça ira ?

Encore moins ! Ce n’est pas que je me refuse à rendre service, mais certaines personnes ne se rendent vraiment pas compte de la charge de travail que représente une traduction. Je ne blâme pas le néophyte qui généralement comprend très bien mes arguments et s’excuse parfois ensuite d’avoir présumé de la tâche. Par contre, cela a tendance à m’irriter quand cela arrive dans un milieu professionnel et qu’un type d’un autre service débarque dans votre bureau à 15 minutes de la fin de la journée avec ce genre de demande, pensant qu’il ne vous faudra guère plus de 20 minutes pour traduire ce qu’il a mis 2 heures à écrire.
 
« C’est vite fait ! » C’est vite dit ! Vos quatre pages, c’est au moins une journée de travail. Je traduis en moyenne, pour un texte technique sans grandes difficultés, 2 000 mots par jour. Pour vous donner une idée, cela représente environ tout ce billet jusqu’au titre « Et tu traduis quoi ? », ce qui m’a pris deux heures d’écriture.
 
De plus, les services à titre gracieux, ça se fait, mais ce n’est pas ça qui me fait gagner ma croûte rassie. Tant mieux si votre beau-frère électricien consent à passer tout un dimanche à poser un circuit électrique dans vote cuisine en échange de trois bières et d’une collation, mais pardonnez-moi si je considère que passer mon week-end enfermé dans mon bureau pour traduire un truc qui ne vous est pas toujours d’une extrême utilité est encore moins convivial qu’un après-midi devant Michel Drucker.
 

Traducteur, c’est facile maintenant avec Google Translation !

« Ah oui, moi aussi je suis un peu traducteur : j’ai traduit tout le site web de mon patron en anglais avec un logiciel de traduction automatique. Ça m’a pris 5 minutes. »
Veuillez me pardonner cette réaction un peu vive, mais : « OMG ! » Certes, notre métier a grandement évolué au cours des deux dernières décennies. Notre throughput, comme disent les pros, notre productivité donc, a fortement cru grâce à l’informatique notamment. Outre les nombreux avantages du traitement de texte par rapport à la machine à écrire (la disparition quasi totale de cette substance polluante et hautement toxique commercialisée sous la marque Tipp-Ex, par exemple), l’informatique a produit de formidables outils d’aide à la traduction, que nous appelons dans notre jargon des logiciels de TAO (pour Traduction Assistée par Ordinateur, ou CAT en anglais). Nous disposons d’éditeurs dédiés, de dictionnaires et de lexiques électroniques ou en ligne, de mémoires de traduction [1] et surtout, surtout, nous avons accès à la plus grande bibliothèque de textes de référence du monde : le web.
L’utilisation de ces outils réclame une certaine intelligence (au sens strict du terme) : il faut un humain derrière l’ordinateur pour coordonner ces tâches et pour rédiger un texte à la grammaire correcte et au style approprié. Notre production est semi-automatisée, mais ne peut être entièrement automatisée, car cette intelligence, les programmes de traduction automatisée ne l’ont pas. Google Translation tient compte du contexte et de la fréquence de phrases ou de groupes de mots jusqu’à un certain point, mais il est totalement incapable d’accorder un participe passé correctement et il se trompe souvent dans le choix des synonymes dans un contexte donné. Pour reprendre un exemple cité plus haut, il traduira invariablement school par école. De plus, la grammaire de toute langue naturelle possède tant de règles contre-intuitives (la langue est loin d’être une chose logique, mathématique, donc systématiquement calculable par un ordinateur), que jamais un ordinateur ne s’en sortira. C’est d’autant plus flagrant dans un texte rédactionnel ou littéraire. J’en veux pour illustration
cet extrait de la première aventure de Sherlock Holmes traduit automatiquement et illisiblement.

Voici un strip de Garfield traduit automatiquement par Babelfish de l’anglais vers le chinois, puis du chinois vers l’anglais. D’autres exemples ici.

Notre tâche n’est pas devenue plus facile avec la traduction automatisée, que nous n’utilisons que très peu. Ce sont simplement nos outils qui ont évolué afin d’augmenter notre productivité. Le processus de traduction en soi reste quelque chose de fondamentalement humain et qui n’est ni plus facile, ni plus difficile qu’à l’époque de la machine à écrire ou de Saint-Jérôme, du moment que le traducteur maîtrise ses langues de travail. Il ne le peut qu’après avoir étudié une langue étrangère, ce qui n’est pas plus facile ni plus simple qu’avant et qui n’est en rien influencé par l’apparition des TAO.
 
Toutefois, la traduction automatisée n’est pas dénuée d’utilité, loin de là. Elle reste efficace pour des phrases simples et un vocabulaire courant dans des langues très répandues. Cela reste un outil appréciable pour les internautes comprenant mal une langue étrangère et qui seront malgré tout satisfaits d’avoir un aperçu des grandes lignes d’un article ou d’un descriptif sur le net. En revanche, l’utilité de Google Translate ou de Babelfish pour générer du contenu que vous mettrez en ligne ou devrez soumettre à un locuteur étranger est une aberration qui ne peut que vous nuire (feriez-vous confiance à un site écrit aussi mal que l’extrait de Sherlock Holmes que je vous proposais ci-dessus ?).
 
De grâce, cessez donc de croire que ma corporation sera bientôt remplacée par des ordinateurs « intelligents » et retirez tout de suite ces pages que vous avez traduites avec Google Translation du site de votre patron avant que vous ne perdiez tous vos clients anglophones.



Tu traduis quoi comme bouquins ?

D’abord, on dit « Quel genre de livres traduis-tu ? », nah. Ensuite, même si cela fut mon rêve et que c’est une des raisons qui m’a poussé à suivre des études de traduction, je ne traduis pas de livres. Le monde des traducteurs se divise en deux principaux groupes : les traducteurs techniques et les traducteurs littéraires. Les traducteurs littéraires ne représentent qu’une minorité de la profession, tout simplement parce que la demande est moindre : il y a moins de livres à traduire qu’il n’y a de documents dits techniques et le petit monde des éditeurs est un milieu relativement fermé. Je lisais quelque part que leur nombre était estimé à 10 % de la profession. Honnêtement, je pense qu’ils sont encore moins nombreux.

Encore plus que les traducteurs techniques, les traducteurs littéraires se doivent d’avoir un style d’écriture irréprochable et d’excellentes connaissances linguistiques, car la qualité littéraire du travail prime avant tout. Le parcours professionnel et les diplômes d’un traducteur littéraire importent peu, fut-il sorti premier de sa promotion, par rapport à ses compétences ou son expérience littéraire.
Ainsi, les traducteurs littéraires sont issus de tous horizons : des personnes bilingues ou qui connaissent bien une langue étrangère, mais qui ne sont pas spécialement formées au métier de la traduction (les logiciels de TAO et autres outils de traduction technique ont une utilité quasi nulle en littérature) ; des linguistes chevronnés ou des personnes ayant une formation littéraire, mais pas forcément dans une autre langue ; d’éminents spécialistes en la matière traitée (pour les essais par exemple) ; etc. On rencontre donc bon nombre de personnes ayant exercé ou exerçant toujours une profession différente : des profs à la retraite, des médecins ayant fait leurs études à l’étranger, des juristes bilingues, des auteurs, des dilettantes qui ont appris sur le tas et, tout de même, un certain nombre de traducteurs techniques qui ont concrétisé leur rêve. Cependant, à moins d’être relativement productif, que les livres s’enchaînent, d’être reconnu dans le milieu ou de toucher des droits d’auteur confortables en étant tombé sur un best-seller (chose rare) ou bien de traduire des Harlequin à la chaîne, il est bien plus difficile de vivre de sa production littéraire que de traductions techniques.

Tu ne traduis que des modes d’emploi ?

« Alors c’est toi qui traduis les modes d’emploi tous pourris pour monter des meubles suédois de travers ou pour faire du café avec un radioréveil coréen ? »
Non, ce n’est pas moi ! Premièrement, je ne traduis pas que des modes d’emploi. Mon principal client est une grande entreprise nationale belge, qui se doit donc de posséder une version en néerlandais et une version en français de la plupart de ses documents. Les types de documents sont étonnement variés : e‑mails et lettres d’information interne ou externe, présentations PowerPoint, tutoriels, documentation interne, cahiers des charges, rapports de réunion, rapports de travaux, textes marketing ou publicitaires, contenu de site web, etc. Pour d’autres clients, il m’est effectivement arrivé de traduire des modes d’emploi, mais aussi des brochures ou dépliants, des curriculum vitae et des lettres de sollicitation, des dossiers d’appel d’offres, des textes de voix off pour des vidéos et bien d’autres choses dont je n’ai pas toujours eu vent de l’utilité finale. Alors que j’étais traducteur en entreprise, pour une grande chaîne de supermarchés, il m’arrivait même fréquemment de traduire des shelftalkers (les étiquettes de rayon des produits). On a fait plus passionnant, certes, mais cela vous donne une idée de l’étendue des domaines de compétences d’un traducteur. 



 
Deuxièmement, les modes d’emploi « tous pourris » que nous avons tous eu la désagréable surprise de découvrir au fond d’une boîte « Made in Taiwan » ne sont, dans 99 % des cas, pas le fait de traducteurs – comment dire ? – professionnels. Il s’agit en général de matériel fabriqué en Asie du Sud-est, accessoires compris (emballage, modes d’emploi, etc.). La pression sur les coûts de production étant incessante, une chose aussi futile qu’un mode d’emploi n’est pas confiée aux soins d’un traducteur qualifié européen, mais le plus souvent à un employé local possédant quelques notions d’anglais ou de français qui comble ses lacunes avec Babelfish pour 5 ou 10 fois moins cher. Des fournisseurs de marques génériques ne se gênent pas pour économiser plusieurs centaines d’euros par ce biais. Des marques importantes comme Daewoo, Samsung, Sony, ne le font pas et font appel à une agence de traduction spécialisée dans le pays ou la région (comprenez : le continent) de destination du produit.

Tu dois beaucoup voyager

Pas plus que n’importe qui, et absolument pas pour le travail, non. Les interprètes, eux, se déplacent très souvent, au niveau régional. Certains voyagent, mais cela dépend de leur activité. Moi, en tant que traducteur technique indépendant, je n’ai pour ainsi dire jamais vu un client en face et je quitte rarement mon domicile. Tout se passe par e-mail.
Bien entendu, si un traducteur a commencé par apprendre une langue, c’est bien souvent par intérêt, voire par amour, pour une langue, un pays ou une culture. On trouve parmi les traducteurs de nombreux adeptes du tourisme culturel, mais les voyages restent un choix personnel et non une obligation professionnelle. On peut très bien être traducteur et casanier. Personnellement, cela fait bien quatre ans que je ne me suis plus rendu aux Pays-Bas (et encore, pour un concert !) ; je ne suis allé en Russie qu’une seule fois ; je n’ai visité respectivement Londres et Dublin que quelques jours. En revanche, j’entretiens mes langues en discutant ou en chattant avec des locuteurs natifs, en lisant la presse et bien entendu en exerçant mon métier.

Conclusion

J’espère sincèrement que ces quelques questions-réponses vous auront permis d’avoir une meilleure appréhension de notre métier et surtout de paraître moins néophyte si vous rencontrez un jour un traducteur un peu susceptible comme moi ;-) 

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 [1] Des sortes de bases de données qui retournent des phrases déjà traduites similaires à la phrase à traduire et qui servent aussi de lexiques avec une fonction de recherche contextuelle.

7 commentaires:

  1. Bonjour,

    très intéressant votre blog et surtout tellement vrai.

    Bonne journée
    Patricia Allouche

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  2. Bonjour
    Quelle plume! épatant, approche humoristique également très réussie. Bravo!
    Bruno Da Fonseca

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  3. Je tombe au hasard sur ce billet et j'ai souri tout au long de la lecture. Je suis traductrice technique et je me reconnais tout à fait dans vos réactions ! Difficile de faire comprendre aux autres qu'un traducteur n'est pas un interprète et qu'il n'est pas non plus un dictionnaire bilingue sur pattes. La réflexion qu'on me fait aussi pas mal en ce moment - lorsque j'explique que je souhaite éventuellement entamer une reconversion professionnelle - c'est "Puisque tu es bonne en anglais, pourquoi tu serais pas prof ?". Ben merde alors, en voilà une idée qu'elle est bonne et logique ! ;-) Pfff...

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  4. Attention, pour un traducteur, se tromper entre 'sensé' et 'censé' est grave. Ces homonymes n'ont pas le même sens: "Un traducteur scrupuleux de la qualité de ses services ne traduit que vers sa langue maternelle, celle qu’il est sensé maîtriser le mieux".
    L'article est très vrai sinon.

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    1. Bonjour Florence. Je vous remercie de me signaler cette affreuse coquille que je m'empresse de corriger.
      Je n'ignore pas la différence de cens, euh, sens - on ne peut d'ailleurs les confondre dans le contexte de la phrase -, mais un traducteur sensé ne devrait pas laisser passer ce genre d'erreur d'inattention. ;-)
      Je remarque d'ailleurs plusieurs fautes en relisant certains anciens articles. Il faudrait que j'épure tout cela un de ces jours, mais on n'est jamais aussi mal relu que par soi-même. (Et payer un confrère ou une consœur pour réviser mes billets me rappellerait trop le boulot).

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  5. À ce propos, puisque vous parlez de la gravité de mon erreur - et je ne dis pas cela pour me dédouaner, des erreurs restent des erreurs, il faut les éviter -, je ne partage pas vraiment votre avis.
    Il m'arrive de réviser le travail de collègues. Dans mon évaluation, je trouve des "fautes de français" comme "pour se faire" ou "vous n'êtes pas sans ignorer" (pour ne citer que les premières qui me viennent à l'esprit) et même des fautes d'accord finalement bien moins grave qu'une erreur flagrante d'interprétation ou, pire encore, car plus insidieux, un glissement de sens, l'ajout involontaire d'une nuance qui peut compromettre toute une procédure technique, par exemple.
    D'ailleurs, en ce qui concerne les fautes d'accord, il s'agit dans plus de 90 % des cas d'une erreur d'inattention, par exemple lorsqu'on change un sujet après coup en oubliant de modifier le reste de la phrase. Je suis en tout cas absolument convaincu que je ne dois pas rappeler les règles d'accord ou la formation du pluriel aux traducteurs pris en défaut.
    En fait, je juge de la gravité d'une erreur surtout eu égard aux conséquences pour le lecteur.

    Je suis curieux de savoir ce qu'en pensent d'autres professionnels. Ça ferait un bon sujet de billet.

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    Réponses
    1. Je suis d'accord avec vous, 'grave' est un terme trop fort, sans doute dû à l’exaspération de voir l'expression "sensée" utilisée à tort et à travers par des journalistes (et pour eux, ce n'est pas une coquille!). Deviendrais-je une relectrice aigrie? En tout cas, bravo pour votre blog très intéressant, c'est un plaisir de vous lire (je regrette d'avoir été si vindicative, mais si cela permet d'ouvrir un nouveau débat, tant mieux ; ) Bonne continuation

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